CHAPITRE 12
« Je ne le crois pas, je ne le crois pas. » Packer répétait ces mots comme une litanie. Il se trouvait toujours sur le siège où il s’était effondré à son retour à la base, et il dévisageait Spence comme s’il avait devant lui un fantôme. La bouche ouverte, les yeux légèrement exorbités lui donnaient un certain air de parenté avec le mérou. « Je ne le crois pas.
— Vous ne pensiez tout de même pas que je n’allais pas revenir, Packer. J’avais pris un aller-retour.
— Je ne le crois pas. »
Spence lança à Adjani un sourire complice. « C’est bien Packer, je reconnais son talent naturel pour la conversation ! »
Packer se leva d’un bond et se mit à lui administrer tant de grandes claques dans le dos que Spence aurait bien voulu se trouver hors de portée du colosse. « Reston, vieux renard. Comment avez-vous fait ? Racontez-moi tout. Comment êtes-vous arrivé ici ? Regardez ! Pas la moindre gerçure. Mais comment avez-vous fait ? »
Spence se mit alors à raconter la version des faits qu’il avait méticuleusement mise au point avec Adjani. Il dit qu’il était tombé sur un conduit d’air chaud, ce qui l’avait empêché de mourir de froid et lui avait permis de distiller, grâce à son casque, une petite quantité de vapeur d’eau – juste assez pour ne pas mourir de déshydratation.
Il raconta comment il avait marché tous les jours pour essayer de retrouver son chemin vers la base, ses traces ayant été balayées par la tempête. Chaque fois, il devait être capable de revenir à son point de départ dans la même journée afin de pouvoir se retrouver à l’abri du conduit d’air chaud pour la nuit. Chaque jour il était parti dans une direction différente, et le dernier jour il avait eu la chance d’être repéré par Adjani.
« Adjani, pourquoi n’as-tu pas envoyé de message radio quand tu l’as retrouvé ?
— J’ai essayé, mais vous étiez déjà sur le chemin du retour. Et nous avons décidé de vous faire la surprise.
— Pour une surprise je peux dire que c’est une surprise ! Et Spence, je dois dire que je suis heureux de vous revoir. Je savais bien que vous aviez pris un aller-retour. Je le savais. Et puis il y a eu la tempête, et tout cela, et je ne le crois toujours pas.
— Moi non plus, je n’aurais jamais cru que je reverrais cette base. J’avais pratiquement perdu l’espoir de la retrouver. »
Packer reprit un ton sérieux. Il fixa Spence d’un regard toujours incrédule, mais intense. « Qu’est-ce qui vous a pris de faire cela, Spence ? Pourquoi êtes-vous sorti dans cette tempête ? Je ne comprends vraiment pas.
— Je pense que vous avez droit à toute la vérité sur ce qui s’est passé. » Spence avait baissé la voix : il y avait autour d’eux tout un rassemblement de personnes devant qui Spence n’avait pas l’intention de discuter de sa vie privée. « Mais je crois qu’il vaut mieux attendre un moment plus propice pour en parler entre nous. »
« Je comprends. Je ne veux pas vous presser, je suis seulement curieux.
— Adjani me dit que je suis rentré juste à temps pour la fermeture.
— C’est vrai. Vous êtes arrivé juste à temps. Nous partons dès que nous aurons pu fermer les installations. C’est une affaire de quelques heures. Vous pensez être en état de faire le voyage ? Vous avez l’air d’avoir perdu une dizaine de kilos.
— Cela ira. Une fois à bord je n’aurai rien d’autre à faire que de me reposer.
— Autre chose ! Je dois envoyer à Gotham un message pour dire que nous vous avons retrouvé. J’avoue que j’avais pratiquement fait une croix sur vous. J’avais dit au ComCen que vous étiez porté disparu et présumé décédé, une erreur que je vais être très heureux de réparer illico.
— Non ! Je veux dire, est-ce que cela ne peut pas attendre quelques jours ? »
Le regard de Packer se fit plus intense. « Y aurait-il un problème ? Je ne suis pas aussi lourd que j’en ai l’air, vous savez. Si vous voulez bien m’expliquer…»
Adjani intervint. « Il vaudrait vraiment mieux discuter de cela en privé, vous ne trouvez pas ? D’accord ? »
Packer haussa les épaules. « Je vais retarder l’envoi du rapport, mais il va falloir vous expliquer tous les deux, dès que nous serons repartis. » Il sourit. Son visage, soudain détendu, avait repris son allure joviale. « Et même si vous aviez volé les bijoux de la couronne, cela me serait bien égal. Je suis seulement très heureux que vous soyez rentré. »
Olmstead Packer se retourna vers tous ceux qui étaient là et dit d’une voix forte : « Et maintenant il faut vous y mettre ! Je veux que tout soit rangé et parfaitement en ordre dans les trois heures qui viennent. Kalnikov est en train de mettre le vaisseau en condition de départ. Je n’ai pas l’intention de passer une nuit de plus dans cette basse-cour. Alors, allez-y. »
Les cadets exprimèrent bruyamment leur approbation et la base s’anima d’une activité intense. Adjani s’installa devant un des ordinateurs voisins et réactiva le programme qui gérait les installations en l’absence de toute présence humaine. Spence regagna sa couchette dans la section réservée à la direction de l’expédition et récupéra sa mallette qu’il n’avait même pas eu le temps d’ouvrir, et qui était restée posée sur le lit qu’il n’avait jamais occupé.
Tout ce qui s’était passé depuis qu’il s’était aventuré à l’extérieur dans ce simoun diabolique, lui paraissait à présent très éloigné dans le temps, et du domaine du rêve. Mais maintenant qu’il se trouvait en face de ses propres affaires, il était de nouveau très conscient de sa vulnérabilité face à ces mystérieuses pertes de conscience : il n’avait pas avancé d’un pouce dans la résolution de cette énigme, et à cet égard, sa fuite s’était avérée vaine. Sa santé mentale ne tenait qu’à un fil extrêmement mince. Et il ne savait pas où se situait le point de rupture !
Ari se releva soudain dans son lit. La douleur sourde qui l’avait finalement, après des semaines de résistance, conduite à s’aliter, avait disparu. La sensation persistante de vide intérieur qui la minait s’était évanouie et elle se sentait de nouveau elle-même.
Les terribles nouvelles concernant Spence l’avaient beaucoup affectée. Pendant des journées entières, elle était restée enfermée dans sa chambre, déchirée par ces mots : « présumé décédé ». Elle avait pleuré toutes les larmes de son corps, puis elle était tombée dans un état d’insensibilité et d’indifférence à tout ce qui constituait la vie. Son père, ne sachant plus quoi faire, avait fait appel aux médecins qui avaient prescrit des sédatifs qu’elle refusait de prendre.
Mais ce matin-là, elle décida que les jours d’attente douloureuse étaient finis. Qu’elle ferait face à ce que lui apporterait la journée et qu’elle allait reconstruire sa vie. Cela eut pour elle l’effet d’une brise fraîche se levant dans la nuit pour chasser une longue vague de chaleur. Ce changement radical dans son humeur apportait avec lui un nouvel espoir de voir sa vie renaître, peut-être même s’épanouir.
C’était ce changement, si soudain et inattendu, qui l’avait réveillée d’un sommeil profond. Elle avait l’impression de s’éveiller pour reprendre une entreprise inachevée, une certitude intangible qui émergeait de sa mémoire. Comme un papillon en vol, elle passait tout près, mais dès qu’elle tentait de la saisir, et de se souvenir, celle-ci lui échappait.
Ari avait le sentiment de savoir quelque chose d’important, sans toutefois pouvoir se souvenir de quoi. Cette pensée la hanta toute la journée.
Elle se leva et se livra aux activités de la routine quotidienne avec un enthousiasme et une gaieté qui auraient réjoui tous ceux qui auraient pu la voir. Elle illuminait sa petite chambre comme un rayon de soleil balayant les murs pour en chasser les ombres, comme si une fenêtre s’était ouverte sur une radieuse matinée de printemps.
Elle se demandait quelle pouvait être la signification d’un tel changement. La réponse à une prière ? Avec gratitude, elle le prit ainsi et se lança dans les activités de la journée soulagée et revigorée.
« Ari, ma fille, tu as l’air absolument transformée ! » lui lança son père quand elle le rejoignit pour le petit déjeuner. Le directeur prenait toujours le petit déjeuner dans sa salle à manger privée, tout en s’informant des nouvelles du monde rassemblées pour lui par le ComCen à partir des services d’information de divers satellites et condensées en une édition spéciale sur DVD du Gotham Times.
« Je me sens vraiment mieux aujourd’hui, papa.
— Tu as l’air radieuse, ma chérie. C’est merveilleux. Tu ne sais pas comme c’est bon de te voir comme cela. Je commençais à penser que… Aucune importance. Petit déjeuner ?
— Je meurs de faim.
— Pas étonnant. Tu n’as rien avalé depuis deux semaines !
— Et cela ne m’a pas fait de mal. » Elle se mit à rire et son père retrouva dans ses yeux bleu foncé l’étincelle de gaieté habituelle.
« Ce n’est pas sérieux, ma chérie. Tu n’es déjà que l’ombre d’une jeune fille. » Il lui prit la main et l’embrassa. « Je suis si heureux de te retrouver comme avant, Ari. J’avais si peur de te perdre. »
Elle sourit et enferma sa main dans les siennes. « Je ne te quitterai jamais, papa. Pas comme cela. »
Ils connaissaient bien tous les deux l’allusion cachée derrière cette phrase : il s’agissait bien sûr de Mme Zanderson, la femme de l’un et la mère de l’autre. C’était un sujet trop douloureux pour être abordé ouvertement ; aussi avaient-ils inventé entre eux un langage codé qui leur permettait d’en parler sans ramener trop de mauvais souvenirs.
« Alors assieds-toi. Je te commande un petit déjeuner. Qu’est-ce que tu veux ?
— Je prendrai comme toi, et le plus tôt sera le mieux.
— Jus d’orange ?
« Des litres. » Elle s’assit sur la chaise à côté de son père. « Et ces délicieux croissants, s’il en reste. »
Le directeur actionna la sonnette en argent qu’il avait à portée de la main et un membre du personnel de cuisine en survêtement rose apparut avec les mouvements précis et un peu raides d’une nouvelle recrue. Le directeur était la seule personne sur GM à posséder son propre personnel de service et sa propre cuisine. Tous les autres mangeaient à la cantine. Il donna la commande au garçon qui se retira.
« Oh, et Henry, pas de croissants pour moi. J’ai rendez-vous ce matin avec les dirigeants de la division agricole. » Il se retourna vers sa fille. « Ils disent qu’ils ont inventé une nouvelle pomme de terre remplie de protéines, ou quelque chose comme cela, et ils veulent que je leur dise ce que j’en pense. Il va encore falloir que j’avale mon poids en steak de pommes de terre. Veux-tu m’accompagner, ma chérie ?
— J’avais envie d’aller nager. Je ne suis pas retournée à la piscine depuis des lustres. Et un peu de soleil me ferait du bien.
— Tu as raison. C’est tout ce qu’il faut pour remettre un peu de couleur sur tes jolies joues.
— Alors régale-toi avec ta nouvelle pomme de terre. Cela paraît prometteur.
— Je suis sûr que c’est formidable. C’est que, à peu près une semaine sur deux, ils découvrent quelque chose de meilleur et de plus gros que la semaine précédente. Une plus grosse carotte, de meilleurs lapins, et je ne sais quoi encore. J’ai bien peur que cela ne me soit de plus en plus difficile de manifester un véritable enthousiasme comme je le faisais au début. Et l’odeur, là-bas, a de quoi vous envoyer dans les pommes. »
Elle sourit : « C’est la rançon du progrès, papa. Et pense donc qu’un jour ils arriveront peut-être à donner à ton nutristeak un vrai goût de bœuf.
— Alors pour cela, je serai prêt à crier victoire. À propos…», il s’interrompit brusquement et reprit sur un ton sérieux. « Je voulais te le dire avant, mais…
— Qu’est-ce qu’il y a, papa ? » Son sourire avait disparu.
« Le Gyrfalcon doit rentrer aujourd’hui ou demain. Je crois que c’est ce que Wermeyer m’a dit hier. J’ai pensé qu’il valait mieux que tu le saches pour éviter le choc de l’apprendre de quelqu’un d’autre. » Il lui donna une tape sur l’épaule et son regard se fit très paternel et plein de tendresse. « J’espère que je n’ai pas gâché ta journée.
— Personne ne pourra gâcher ma journée. Oui la peine est toujours là. Mais merci de m’avoir prévenue. Ne t’en fais pas. Cela ira. »
Le garçon de service apporta deux grands plateaux et les plaça devant eux. Ari, comme elle l’avait promis, attaqua avec vigueur une omelette au fromage tandis que son père s’adonnait à son examen rituel des nouvelles du matin.
Après avoir raccompagné son père jusqu’à son bureau, elle retourna dans sa chambre, enfila son maillot de bain et descendit au niveau du jardin pour une promenade isolée dans la verdure avant d’affronter le bruit de la piscine, toujours pleine d’enfants.
Les sentiers tranquilles qui conduisaient ses pas entre les plantes en pleine croissance et la vue ininterrompue du jardin qui s’étendait jusqu’à l’horizon constitué par la courbe de la station lui rendirent sa sérénité et bientôt son moral fut de nouveau au plus haut…
Il va se passer quelque chose, se répétait-elle. Quelque chose de bon, je le sens.